Lettre persane, les caprices de la mode


Littérature / lundi, janvier 18th, 2016

perruque

Rica à Rhédi, Paris

Tu seras étonné, cher Rhédi, d’apprendre que mon voyage se poursuit désormais dans le futur. Un savant, qui m’avait été présenté par un alchimiste de renom, m’a entrainé dans son cabinet secret pour me faire découvrir une machine de son invention. Défiant les règles du temps et de l’espace, celle-ci m’a propulsé sans autre forme de procès au XXIème siècle d’où je t’écris.

Je vais de surprise en surprise depuis que j’ai fait ce bond dans le futur. Me croirais-tu si je te disais que les gens de ce siècle vivent au milieu de machines avec lesquelles ils dialoguent ? Pour ne pas t’effrayer avec ces modernités radicales, je pense plus raisonnable de t’entretenir d’un sujet qui, déjà à notre époque, avait adopté la fluctuation pour principe : la mode.

Je trouve les caprices de la mode, chez les Français du XXIème siècle, étonnants. Ils ont oublié qu’ils s’habillent avant tout pour se couvrir et semblent ne plus compter sur leurs vêtements pour les protéger du froid. Sans doute comptent-il à la place sur leur capacité mentale à faire fi de la sensation de froid, capacité qu’ils ont développé au-delà du possible tant ils la mettent à rude épreuve tout au long de l’hiver.

Je t’en donne pour preuve qu’ils ont décidé que les trous étaient souhaitables et élégants. Non seulement ils sont heureux de porter des vêtements troués, mais encore ils s’arrangent pour ne pas avoir à les trouer eux-même. Loin d ‘attendre l’usure naturelle du tissu pour être à la mode, ils préfèrent acheter leurs vêtements déjà troués. Tu croirais que j’exagère mon propos si je te disais que les vêtements troués sont vendus plus chers que ceux qui sont intacts. C’est pourtant vrai, aussi invraisemblable que cela puisse paraître.

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J’ai pensé tout d’abord, en découvrant cette mode, qu’elle résultait d’un esprit de solidarité avec les plus pauvres, contraints de porter des vêtements usés faute de pouvoir les renouveler. Mais il m’est rapidement apparu que je faisais fausse route. Le pauvre du XXIème siècle se distingue en effet par sa capacité à choisir, dans une pile de vêtements – que les dons ou une enseigne populaire mettent à sa disposition – celui qui lui fera le meilleur usage possible en tenant compte de la taille, de la saison et de l’aspect pratique. Ainsi la mode du trou et de l’usure n’a-t-elle pu détruire la nécessaire différenciation entre le riche et le pauvre.

Les tisserands de ce siècle ont développé des techniques particulièrement sophistiquées pour user les tissus. Les anciens que j’ai pu interroger sur ce sujet m’ont certifié avoir connu une époque où l’inverse prévalait, où la solidité d’un tissu en faisait tout le prix. Ils ne sont cependant guère écoutés, sur ce sujet comme tant d’autres, tant il est vrai qu’il n’est pas bon offenser la jeunesse par l’expression de la raison.

ll en est des manières et de la façon de vivre comme des modes : de la même façon qu’ils regardent les trous de leurs vêtements avec complaisance, les Français s’accommodent de l’usure de leur système politique et moral.

Ton ami Rica


 

Ce petit billet, vous l’aurez deviné, a été inspiré par la lettre 99 des célèbres Lettres persanes de Montesquieu. En voici le texte original :

Rica à Rhédi, à Venise

Je trouve les caprices de la mode, chez les Français, étonnants. Ils ont oublié comment ils étaient habillés cet été ; ils ignorent encore plus comment ils le seront cet hiver. Mais, surtout, on ne saurait croire combien il en coûte à un mari pour mettre sa femme à la mode.
Que me servirait de te faire une description exacte de leur habillement et de leurs parures ? Une mode nouvelle viendrait détruire tout mon ouvrage, comme celui de leurs ouvriers, et, avant que tu eusses reçu ma lettre, tout serait changé.
Une femme qui quitte Paris pour aller passer six mois à la campagne en revient aussi antique que si elle s’y était oubliée trente ans. Le fils méconnaît le portrait de sa mère, tant l’habit avec lequel elle est peinte lui paraît étranger ; il s’imagine que c’est quelque Américaine qui y est représentée, ou que le peintre a voulu exprimer quelqu’une de ses fantaisies.
Quelquefois, les coiffures montent insensiblement, et une révolution les fait descendre tout à coup. Il a été un temps que leur hauteur immense mettait le visage d’une femme au milieu d’elle-même. Dans un autre, c’étaient les pieds qui occupaient cette place : les talons faisaient un piédestal qui les tenait en l’air. Qui pourrait le croire ? Les architectes ont été souvent obligés de hausser, de baisser et d’élargir leurs portes, selon que les parures des femmes exigeaient d’eux ce changement, et les règles de leur art ont été asservies à ces caprices. On voit quelquefois sur un visage une quantité prodigieuse de mouches, et elles disparaissent toutes le lendemain. Autrefois, les femmes avaient de la taille et des dents ; aujourd’hui, il n’en est pas question. Dans cette changeante nation, quoi qu’en disent les mauvais plaisants, les filles se trouvent autrement faites que leurs mères.
Il en est des manières et de la façon de vivre comme des modes : les Français changent de mœurs selon l’âge de leur roi. Le monarque pourrait même parvenir à rendre la nation grave, s’il l’avait entrepris. Le Prince imprime le caractère de son esprit à la Cour ; la Cour, à la Ville ; la Ville, aux provinces. L’âme du souverain est un moule qui donne la forme à toutes les autres.

De Paris, le 8 de la lune de Saphar, 1717.

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